J'irai cracher sur ma tombe... (2)
Publié le 3 mai 2025
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« Tout est OK ? postillonna-t-il en posant l’une de ses sales pattes sur mon capot si brillant. Z’entendez c’que j’dis, m’sieur ?
— Cinq sur cinq, mon ami. Inutile de crier comme ça.
— Qu’est-ce qu’il est beau, mon Didou, dans son nouveau corps ! » s’extasia mon épouse en sautant au cou du gosse pour lui coller un bécot sur l’oreille.
Elle frétillait littéralement dans sa nuisette, et les pustules dont l’individu était couvert ne paraissaient pas la déranger. Je la sentais prête à commettre un viol sitôt que je détournerais mes caméras. À son âge (cent seize ans), ça n’était guère raisonnable.
J’avais, pour ma part, atteint les cent vingt-et-un ans et ce changement d’organisme n’avait rien d’un luxe. Gisant comme mort dans le lit, l’épiderme gris et parcheminé, les joues creuses, mon ex-corps faisait peine à voir. Un reste de remords pinça ma pompe cardiaque. Celui-là même qui m’avait servi sans se plaindre tant et tant de décennies durant, je m’apprêtais à m’en débarrasser à l’instar d’une vieille basket trouée ou d’un chiot surnuméraire. D’un autre côté, les frais médicaux nécessaires à son entretien augmentaient d’année en année. Tous les médecins m’avaient prévenu qu’il n’en avait plus pour longtemps, qu’il pouvait même me lâcher d’un instant à l’autre. Et si cela se produisait au mauvais moment…
« Le transfert de conscience est-il terminé ? » m’enquis-je.
Ledit transfert, je le savais, s’opérait par le biais d’une connexion wifi à partir de la puce qu’on m’avait implantée dans la moelle épinière la semaine précédente. Souvenirs, convictions, goûts et préférences, engrammes émotionnels, codes de l’interphone et de ma carte bancaire : tout ce qui constituait ma personnalité se voyait scrupuleusement recopié, bit à bit, dans les mémoires à cristaux photosensibles de la nouvelle structure. Au terme de l’opération, la carcasse biologique s’éteignait sans douleur.
« On dirait bien qu’oui, gloussa le freluquet de NewBody en consultant les sinusoïdes qu’affichait en temps réel sa tablette. J’ai pu qu’à remballer l’vieux et vous souhaiter l’bonjour.
— Non, grondai-je en produisant un smiley mécontent. Laissez le- moi. Il a bien mérité des obsèques en règle.
— Chic ! » battit des mains ma femme, tout en frottant languissamment son bas-ventre contre la blouse malpropre du technicien.
Ce dernier tripota son menton dégoulinant de pus. « Ben… C’est que l’contrat prévoit qu’on r’prend l’ancien modèle, i m’semble ?
— Je paierai le supplément, mais laissez-moi mon corps ! » insistai-je, les pinces claquant de façon menaçante.
Le jeune homme recula d’un pas. Ma femme tenta bien de prendre sa défense, arguant que je faisais peur au pauvre garçon, mais je sus demeurer inflexible. Après m’avoir fait signer un tas de paperasses (ce qui me permit d’éprouver la dextérité de mes membres supérieurs), l’affreux post-ado décampa enfin en emportant ma caisse vide, ses outils et ses pustules gorgées de bactéries.
Poussant mon ex-organisme vers le bord du lit pour nous faire de la place, je commençai par honorer mon épouse, histoire de vérifier le bon fonctionnement de mon nouvel appareil génital. Une merveille ! L’engin s’adapta automatiquement à la morphologie secrète de Titine, le lubrificateur incorporé palliant en outre sa
sécheresse vaginale chronique. Nous atteignîmes l’orgasme simultané en dix-sept secondes (départ arrêté). Comme j’avais pris l’option « Autonettoyant », je pus ensuite me consacrer sans attendre à la préparation de mes funérailles. Je tenais à ce que ce fût une cérémonie sobre mais digne. Pourquoi pas une crémation ? Peu me chalait d’engraisser d’immondes asticots ou de louer une concession ad vitam æternam.
Cendres nous sommes, songeai-je en contemplant l’enveloppe de chair que j’avais habitée plus de cent vingt-et-une années durant. Une étrange sensation de vide m’envahissait.